La psychanalyse, disait Dolto, c'est apporter à chaque séance un message inconnu de soi-même et qu'un autre perçoit parce qu'il est payé pour y être attentif et pour se projeter le moins possible. C'est une aventure revécue de sa propre vie. Rares sont aujourd'hui encore ceux qui connaissent les bienfaits véritables de cette technique d'utilité publique inventée par Freud. Aussi remarquable que subversive, cette pratique profondément éthique se détermine d'un lien social à deux inédit et permet à celui qui en bénéficie - enfant, adolescent ou adulte - de retrouver dans le parler ce qu'il lui faut de jouissance, de courage et de détermination pour que son histoire continue. Elle révolutionne de surcroît son rapport à lui-même, aux autres et au monde. Bienvenue. Cécile Crignon
- [...] voulant s’arrêter, ne pouvant s’arrêter, cherchant pourquoi pourquoi ce besoin de parler, ce besoin de s’arrêter, cette impossibilité de s’arrêter, trouvant pourquoi, ne trouvant plus, retrouvant, ne retrouvant plus, ne cherchant plus, cherchant encore, trouvant encore, ne trouvant plus, ne cherchant plus, cherchant encore, ne trouvant rien, trouvant enfin, ne trouvant plus, parlant toujours, assoiffé toujours, cherchant toujours, ne cherchant plus, parlant toujours, cherchant encore, se demandant quoi, de quoi il s’agit, cherchant ce qu’on cherche, s’écriant Ah oui, soupirant Mais non, gémissant Assez, s’exclamant Pas encore, cherchant toujours, perdant la boule, cherchant la boule, racontant toujours, n’importe quoi, cherchant encore, n’importe quoi, dans la soif, d’on ne sait plus quoi, ah oui, de quelque chose à faire, mais non, plus rien à faire, depuis quand, depuis toujours, et puis assez, à moins que, des fois que, cherchons par là, encore un effort, cherchons quoi, c’est vrai, essayons de savoir, avant de chercher, ce qu’on cherche, avant de chercher par là, par où, parlant toujours, cherchant toujours, en soi, hors de soi, ne cherchant plus, perdant la boule, maudissant Dieu, ne le maudissant plus, n’en pouvant plus, pouvant toujours, cherchant toujours, dans la nature, dans l’entendement, sans savoir quoi, sans savoir où, où est la nature, où est l’entendement, qu’est-ce qu’on cherche, qui est-ce qui cherche, cherchant qui on est, dernier égarement, où on est, ce qu’on fait, ce qu’on leur a fait, ce qu’ils vous ont fait, parlant toujours, où sont les autres, qui est-ce qui parle, ce n’est pas moi qui parle, où est-ce que je suis, où est-ce que c’est, là où j’ai toujours été, où sont les autres, ce sont les autres qui parlent, c’est à moi qu’ils parlent, c’est de moi qu’ils parlent, je les entends, je suis muet, qu’est-ce qu’ils veulent, qu’est-ce que je leur ai fait, qu’est-ce que j’ai fait à Dieu, qu’est-ce qu’il ont fait à Dieu, qu’est-ce que Dieu nous a fait.
[...] pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors de moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, impossible de les arrêter, impossible de s’arrêter, je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafonds, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, les murs, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s’unissant, se séparant, où que j’aille je me retrouve, m’abandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, qu’une parcelle de moi, reprise, perdue, manquée, des mots, je suis tous ces mots, tous ces étrangers, cette poussière de verbe, sans fond où se poser, sans ciel où se dissiper, se rencontrant pour dire, se fuyant pour dire, que je les suis tous, ceux qui s’unissent, ceux qui se quittent, ceux qui s’ignorent, et pas autre chose, si, tout autre chose, que je suis tout autre chose, une chose muette, dans un endroit dur, vide, clos, sec, net, noir, où rien ne bouge, rien ne parle, et que j’écoute, et que j’entends, et que je cherche, comme une bête née en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées en cage de bêtes nées et mortes en cage nées et mortes en cage de bêtes nées en cage mortes en cage nées et mortes nées et mortes en cage nées et puis mortes nées et puis mortes, comme une bête dis-je, disent-ils...
( Samuel Beckett, L’innommable,1953 )